Mafate

Les montagnards désignent presque toujours leur montagne comme la plus belle du monde. J’ai vu les Carpates, et les hautes Alpes sont plus belles. J’ai vu les Pyrénées et les hautes Alpes sont plus majestueuses. J’ai vu le massif Central et les hautes Alpes sont plus vivaces. J’ai vu les Vosges et les hautes Alpes sont plus insaisissables. J’ai vu les pics du Lesotho et les hautes Alpes sont plus pures. J’ai vu les glaciers de Chamonix et j’ai ressenti la force de l’attraction entre l’Homme éternel et la montagne inaccessible. Puis, j’ai vu Mafate….

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Mafate : un cirque volcanique au milieu d’une île minuscule noyée dans l’océan Indien. Une oasis vide sur une île surpeuplée : une fin de monde.

Mafate, ce n’est rien. Tant qu’on le regarde d’en haut depuis les cols accessibles en voiture ou en randonnée d’un jour, ce n’est qu’un cirque volcanique comme tant d’autres, comme Cilaos, comme Salazie.
Pourtant, il est pudique. Le point de vue le plus commode est le Maïdo ; pic domestiqué où l’on va en voiture, un point de vue souvent inutile car Mafate dissimule ses mystères derrière d’omniprésentes brumes. Le col du Taïbit, le col des Bœufs : chacune de ces vues ne dévoile que rarement les dentelles de basalte, lames de roche déchiquetées qui s’élèvent du fond du cirque, murailles chaotiques issues d’un passé 16oublié. Mafate ne se laisse pas regarder, on ne peut l’observer. Il faut le percevoir, le respirer, sentir ses humeurs.

De loin, d’en bas, de la plaine, vue d’une carte, le col des Bœufs semble un accès facile. Même une fois garé, avant de passer le col il reste une tranquille petite brèche d’accès à travers la muraille insondable qui entoure le cirque. Pourtant, le début marque. Départ deux milles mètres ; huit cents mètres de descente d’un escalier sans fin pour atteindre La Nouvelle, bourg d’accueil des touristes en baskets. Jusque là, Mafate boude. Le chaland n’aura rien, rien de rien. Quelques tamarins, un sentier de bois ; ce sentier sans âme ravi tous ceux qui n’iront pas plus loin.

Mafate s’intéresse à ceux qui viennent réellement le visiter. Non pas d’un simple salut avant de repartir mais bien d’une visite courtoise en bonne et due forme, avec ses codes. Dans la descente de La Nouvelle au torrent qui le sépare du village de Roche Plate, le ton est donné. Des marches, des centaines de marches, un millier de marches, sans fin, sans répit.

Les marches sont la monnaie de Mafate.

Chacune rapproche de l’esprit du maître des lieux, chacune éloigne du monde des hommes.

Cette descente sans fin nous paye une vue sur la première cathédrale de pierre. La Nouvelle est construite sur un plateau à mille deux cents mètres qui domine un gouffre béant marquant le fond du cirque. Il faut passer par ce fond. Nous descendons entre deux parois subverticales de près de six cents mètres  tranchées au rasoir. De multiples cascades se frayent un chemin dans les anfractuosités de ces deux miroirs de verre. Ça et là, la trace d’une loupe d’arrachement témoigne du combat impitoyable que se livrent l’eau et la pierre sous l’arbitrage absolu du vide, profond, insondable, gagnant systématique de ce jeu de dupe.

La végétation luxuriante occupe le terrain. Sur de multiples épaisseurs les mousses et les fleurs s’enchâssent dans le moindre relief, s’accrochent aux moindres replats et tissent un indémêlable voile vert.

Ce spectacle qui se découvre au fur et à mesure de la descente nous enivre et nous fais perdre la notion du temps.

Les marches sont la monnaie de Mafate.

Mafate - route de Roche Plate - Eliane 002Mon compagnon de voyage ne peut pas payer. La patente est trop lourde, la peine sera sévère. Peine, douleur, ankylose. Chaque nouvelle marche, achetée à crédit multiplie l’endettement. Désespoir, anéantissement. Nous arrivons au fond du gouffre. Il est merveilleux. Nous sommes au fond du monde, au fond de ce monde. Le torrent tout proche sourde violemment et chaque tourbillon d’écume est amplifié un million de fois sur les deux grands miroirs qui désormais nous dominent totalement.

Vidé, mon compagnon de voyage s’effondre, s’endort, oublie le temps d’un somme ses jambes hurlant de douleurs, le torrent, les ravines, la nuit qui tombe, l’œil amusé de Mafate qui se divertit de la dette déjà accumulée par ce mauvais payeur.

Nous ne repartirons pas de ce défilé aujourd’hui. Nous n’atteindrons pas Roche Plate ce soir. Je profite d’un des cadeaux de Mafate et m’offre un bain délicieusement tourbillonnant dans l’écume du torrent. Je cueille ainsi les fruits de cette prison à ciel ouvert. Le fond du gouffre est accueillant. Le piège est parsemé de lits de sable, d’énormes chaos basaltiques, de reliquats de roches anguleuses témoins des derniers éboulements. Il fait bon, l’eau est douce, l’air calme ; pourtant la situation est dangereuse, très dangereuse. Je crains la pluie et les variations de débit du torrent, je crains les chutes de blocs dont l’écho régulier nous rappelle la fréquence, je crains les glissements de terrains dont les marques aux parois témoignent de la violence.

Pendant que mon compagnon de voyage paye ses dettes, je cherche un bivouac. Mafate n’est pas un ingrat et propose, pour les suffisamment téméraires de confortables plages de sable noir où planter une tente. Je guide mon compagnon qui titube jusqu’à la moins exposé d’entre elle. Pendant qu’il monte le camp, j’amène son sac, coquille abandonnée un peu plus haut.

Nous ne parlons que peu. Nous savons tous les deux que notre position est mortelle. La plus petite pluie signera notre arrêt de mort. À la moindre goutte il faudra fuir. Les sacs sont prêts, prêts pour déguerpir.

Nous dormons. Je surveille le ciel, veille les nuages, écoute le chant du torrent. Mafate est joueur et retient la pluie, n’obscurcissant la nuit que de quelques cirrus.


Le lendemain, direction  Roche Plate. Cinq cents mètres de montée. Cinq cents mètres de marches : un enfer. Nous partons cahincaha.  Lentement. Très lentement. Sûrement.

Les marches sont la monnaie de Mafate ; et même payé à crédit, il nous dévoile un peu son cœur. Depuis l’autre versant, dans la lumière bruissante autour des cascades, de multiples joyaux nous sont désormais accessibles. Dan
s l’air cristallin du petit matin, le gouffre nous montre sa magie paisible, tranquille, inaccessible.

Atteindre Roche Plate est une délivrance. Roche Plate, comme la Nouvelle, comme Marla est un petit hameau que les mafatais habitent, coupé du monde, seulement relié par le trait d’union d’un hélicoptère ravitailleur.. Mon compagnon de voyage s’effondre et nous fêtons cette arrivée d’un repos bien merité.

Roche-Plate. Un peu plus d’un jour de marche pour rejoindre notre point de départ au col des Bœufs, c’est long, surtout en clopinant. Nous décidons de nous séparer. Je partirai vers l’Est pour récupérer l’auto et mon compagnon de voyage soignera ses plaies avant de se diriger, le lendemain, vers le Maïdo. Le Maïdo ; mille deux cents mètres à pic. Mais pas d’autre choix, c’est la voie la plus simple et la plus courte pour sortir du cirque. Pour ma part, j’irai vers Marla, seul.

Mafate - route de Marla

Sur la route de Marla, je découvre d’autres visages de Mafate. Je paye Charon, passe, et Mafate me livre un peu plus de son cœur. Le sentier traverse un voile de brume et une vision jusqu’ici dissimulé se révèle. Le chemin de Marla serpente le long des parois du volcan. Je longe une immense dalle de basalte incurvée que forme le bord du cirque et qui me domine de près d’un millier de mètres. En contrebas, au loin, je vois le défilé dont nous nous sommes arrachés encadrer de grandes lames de roches, vestiges de l’effondrement du volcan. Rien n’est plat. Rien n’est doux, tendre ou verdoyant tel un alpage.

La route de Marla est taillée dans le flanc de la montagne. Elle s’enfile autour des gouffres, s’enfonce dans des ravines, surmonte des pitons. Des marches, des marches et encore des marches. À la montée, à la descente, toujours abruptes. Le plat, que dis-je, la pente douce est un concept que le maître des lieux a banni.

Les marches sont la monnaie de Mafate. Les pitons vertigineux succèdent aux ravines insondables toujours dominés du bord du volcan, barrière infranchissable qui me sépare du monde des hommes. Une brume m’accompagne qui de tant à autre se change en fine bruine. L’air est saturé d’humidité. Il est inutile de se cacher de la pluie. Je progresse torse nu et l’eau ruisselle sur ma peau tandis que j’avance vers l’amont des torrents. La végétation comme ailleurs a élu domicile dans chaque recoin et je traverse régulièrement de véritables tunnels de plantes tropicales qui me sont toutes plus étrangères les une que les autres.

La succession des dévers me fait perdre la notion du temps. Il fait bon. Les rivières que je croise me permettent de ne pas manquer d’eau. Je finis de me fondre dans Mafate. Je cesse de penser. Je deviens une chanson ; une chanson qui guide mon souffle, mon pas. Je suis une respiration. Je ne réfléchis plus. Je me sens bien. Je voudrais marcher sans fin ; une vie.

Trois Roches me sort de ma rêverie car Mafate me découvre un autre de ses charmes. Les pitons décharnés laissent place à une longue rivière de galets qui s’est taillée un chemin au travers des lames de pierre. Ma voie suit tant bien que mal ce vif torrent, passant d’un surplomb à un contrebas, esquivant les gorges et les à-pics que le cours d’eau a creusé.

Encore des marches, mais je ne les sens plus. De temps en temps je croise un raideur, un groupe de randonneurs. Ils n’existent pas. Je me suis fais capturé par Mafate et ces spectres ne percent pas la musique de mon pas. Je progresse dans un silence minéral. Les oiseaux chantent ma musique, les torrents battent mon rythme.

Marla. L’endroit est plaisant, je ne m’attarde pas. Je ne souhaite pas parler. Je continue. La nuit tombera bientôt. Près d’un torrent, en pleine forêt de pins : un bivouac. Ce soir encore, un bain. Quel bonheur. Quelle paix. Je monte la tente, dîne, dors bercé par le chant de l’eau.


Mafate - route du col des boeufs 004

Dès l’aube je repars. C’est la dernière ligne droite, la dernière montée pour rejoindre le col des Bœufs. Ensuite, il faudra faire le tour de l’île pour rejoindre le Maïdo. Je crains que mon compagnon de voyage ne tienne pas la montée. S’il craque, il faudra le porter.

Alors que paisiblement je gravis un coteau, j’émerge devant la plaine des Tamarins. Si dans mes lectures des légendes arthuriennes je m’étais jamais fais une représentation d’Avalon, alors Avalon était devant moi.

En quelques centaines de mètres je quitte ce tunnel végétal escarpé qui passait de pitons en ravines pour déboucher sur un plateau. Le soleil se lève encore paresseusement et commence tout juste à illuminer la rosée matinale essaimée sur les hautes herbes. Ces hautes herbes forment une clairière au centre d’une forêt quelque peu clairsemée de tamarins tous recouvert de lichens vert pâles. Les tamarins, trapus, ont des troncs en tout sens tel des Ents figés en plein mouvement. Les herbes dissimulent un marécage et un chemin de rondins s’y coule paresseusement marquant la marche à suivre. C’est une des rares plaines planes, peut-être la seule de Mafate. Je traîne, caresse un tronc, souris à une grenouille, m’attarde au chant d’un oiseau. Non loin, les hautes murailles du cirque sont les seules à me rappeler où je me trouve. Je déguste chaque pas comme un dessert rare, remplis mes poumons de la magie du lieu.

Les plus beaux miracles ont une fin. La plaine des tamarins s’achève sur le chemin joignant le col des Bœufs à La Nouvelle, une autoroute pour touristes visitant Mafate par un judas.

Dans la fraicheur matinale, une brume m’a rejoint et atténue les voix. Les babillements m’agacent, le retour au monde des hommes est dur.

J’arrive à la voiture. Col des Bœufs – Maïdo : trois heures. Au Maïdo, il pleut, il fait froid. Je cours à la descente pour rejoindre mon compagnon de voyage. Théoriquement, j’ai une heure d’avance. En fait, la pluie l’a forcé à limiter ses repos et je le voie qui arrive au sommet presque en même temps que moi. Fier, dans un sourire soulagé, il paye le prix de ses dernières marches, seul, sans aide.

Mafate est grandiose, solitaire et sans pitié. Les marches sont la monnaie de Mafate.